Choix de l’image en lien avec la couleur des lichens de ton maquis et
avec Roger Dextre qui aimait bien les légumes et cuisiner.
Ma douce Amie lointaine,
Nous avons changé d’année et je réponds enfin à ta bonne lettre du 30 Novembre 2023 . Presque deux mois et demi se sont volatilisés et une kyrielle d’événements se sont produits. Comment raccourcir le récit d’une telle absence à nos liens de cœur et d’esprit ? Je sais que nous sommes impliquées dans des comptes à rebours qui nous peinent ou nous indiffèrent selon les jours, sans compter les menus tracas inhérents à nos vies ordinaires. L’écriture et la lecture nous empêchent de baisser la garde des rencontres vivantes. Nous savons que le silence et la parole sont nos jumeau-jumelle hétérozygotes et indissociables, nous en sommes parmi d’autres les parturientes à perpétuité, et c’est très bien ainsi. Nous avons l’incroyable chance d’être un peu poètes intermittentes du miracle ( toi plus que moi) et ça nous aide à rester dans le jus noir du siècle sans déserter. Le plus terrible serait à devoir abandonner nos guérites de vigilance « Dans l’abomination du monde qui nous cerne de toutes parts » écris-tu Oui ! Nous sommes des brindilles incandescentes qui ne rechignent pas à raviver les brasiers de l’empathie et de l’amitié.
Si tu suis de temps en temps mes écrits quotidiens sur les réseaux, ce qui est loin d’être facile, tu peux partager un peu de mes « présences » aux autres et le fil tendu de mes préoccupations . Je regarde tous les jours ce que tu publies sur Terres de Femmes et suis admirative à la fois de tes découvertes et de ta constance à mettre en valeur la poésie vivante. Je voudrais y consacrer plus de temps et d’attention, mais ce n’est pas commode non plus. J’ai fait le choix de cibler mes compagnonnages poétiques parmi les contemporains. J’ampute moins mes nuits de sommeil et la vie est bien moins trépidante qu’autrefois. Je ressors un peu , profitant d’une embellie de forme physique. Je sélectionne les retrouvailles et les nouveautés. Je savoure chaque jour pour ce qu’il m’apporte. Je sais renoncer à ce qui pourrait l’encombrer. Je vis pleinement chaque instant et recherche comme l’Ami Charles Juliet , la sérénité maximale malgré les déconfitures de l’âge. Je te parlerai de lui une autre fois. Il faudra que je te reprécise où j’ai retrouvé dans son œuvre cette remarque où il prétend qu’il n’a pas trouvé des réponses dans le paysage. C’est bien sûr en raison de la quête du visage perdu de sa mère de naissance. Elle est donc très contextualisée
Je te recommande son récent livre paru, LA FRACTURE et autres textes, publié à l’initiative de l’éditeur P.O.L. La quatrième de couverture m’a un peu intriguée, résonnant comme une fin de partie ... Il rassemble cinq textes parus en éditions à tirage limité et que je possède aussi en version épistolaire intermédiaire. C’est un petit panoptique de son parcours où il a laissé s’exprimer un peu son imagination (il en est content) et son goût pour les formes courtes. Charles a entamé sa 90 ème année et ça devient plus difficile pour lui. Nous l’entourons le plus possible. Nos instants partagés sont précieux.
Sans rentrer dans les détails, plusieurs disparitions m’ont impactée ces derniers mois. Je t’en parlerai plutôt au téléphone. Nous entrons dans la zone massive des séparations chagrinantes. Je reste sidérée par les contrastes entre les façons d’organiser les obsèques qui en disent long sur les personnalités des défunt.e.s et de leur entourage. J’essaie de penser cela de façon solidaire et poétique. S’adresser à un mort ou à une morte est un exercice qui mérite du soin et de la sincérité. Loin de l’esprit des éloges funèbres hiérarchisés, il y a des formes de présence à formuler avec les rites évolutifs qui s’écartent du religieux. Ce n’est pas simple, mais ça peut le devenir avec un peu plus de créativité et de générosité. L’émotion ne doit pas être ensevelie sous des couches de pudeur trop excessives. J’aime bien l’idée d’endimancher le chagrin avec des paroles riches de vécu et de retrouvailles. Qu’en penses-tu toi qui chante en chœur ?
Je relis ta lettre avec bonheur et ce passage qui me dédouane de mes ellipses:
« Cette lettre, je le crains, va être ponctuée de points de suspensions et de reprises au fil du temps. De retards aussi. Elle sera très vite dépassée, mais c’est une constante de l’épistolaire et je m’y résous donc. Et puis, n’est-ce pas la vie même qui est faite ainsi, de coutures diverses et de rafistolages. ».
J’ai souri moi aussi en parcourant ta liste de livres au masculin et ta déclaration de dévouement envers les livres au féminin dans TdF, je m’aperçois que je souscris totalement à ta méthode. Le choix vient avant tout des attirances et des affinités que nous développons chaque jour, des opportunités d’excursion dans nos petites montagnes de livres aux crêtes mouvantes. Même en rangeant, le stock ne s’épuise pas... J’aime bien l’idée de vagabondage dans le labyrinthe de nos lectures. Pas de plan prédéfini, chaque livre doit nous sauter au cœur, sinon, ce n’est pas la peine. Ils sont parfois jaloux, il faut les rassurer, alors je les enferme dans de beaux cartons ou des caisses transparentes. Je mets des étiquettes aussi et les classe par auteur.e. Certains contenants débordent.
Tu n'as pas trop aimé le Triste tigre de Neige SINNO, qui est pourtant un événement social et littéraire majeur dans le contexte actuel de déminage de l’abus de pouvoir sexuel dans tous les milieux . C’est plus son courage et sa capacité d’analyse que je salue dans ce livre. En contemplant son visage et son regard, il paraît évident que ce n’est pas le livre qui est le plus important mais l’effet de déflagration qu’il suscite avec tous ceux qui l’ont précédé dans la bonne conscience des familles et des espaces publics de prédation. Tout doit être dit et bien dit pour que ça amène du changement. C’est un travail intellectuel de forçats qui nous attend pour éradiquer ce type d’agressions essentiellement par l’absence de complaisance.
Voici un lien audio pour la réécouter :
https://www.youtube.com/watch?v=a3dG4f5Gs_4
A noter que la répétition en prose et en poésie n’est pas inutile. En pédagogie aussi il faut insister pour que le message s’imprime suffisamment. Relis el livre si tu peux. Autrement. Tu me rediras ton sentiment et non ton verdict de prof de lettres.
Pour Lydie Salvayre, ton désintérêt ne me surprend pas ; C’est une femme qui déconcerte par sa malice et la profondeur de ses prélévements dans la condition humaine. Elle n’a pas froid aux yeux. Psychiatre de formation et dotée d’un vécu d’enfant d’exilés ; elle a su transformer ses blessures héritées en actes de paroles où la fiction recouvre les plaies encore suintantes. Le thème de la célébrité est vraiment une blague , elle relève les dérives de comportement , elle rajoute un peu de grimage et un chouïa de moutarde. C'est son style que je trouve à mon goût. Elle a utilisé le même procédé dans des ouvrages précédents. Je lis tous ses livres à leur parution. Cette femme est épatante à rencontrer. Ecoute -la avec ce lien.
https://www.youtube.com/watch?v=sb-gtM7Qe3U&t=18s
ou celui-ci
https://www.dailymotion.com/video/x29cxcj
Je pense aux travaux du Moulin. J’espère que tu commences à y voir plus clair et que tout sera prêt pour l’été. C’est un si bel endroit pour écrire et lire... pour moudre fin les mots et les transformer en livres
.
Je suis contente que tu aies envoyé un texte pour cette anthologie du Printemps de Poètes sur la Grâce. Je déplore complètement cette ambiance de règlements de compte qui dénote pourtant un vrai malaise dans le milieu poétique. Le Marché de la Poésie que tu aimes tant est lui aussi menacé. J’ai pris le parti de ne pas tout mélanger et de ne pas renoncer à participer à cette thématique avec l’association lyonnaise de La Cause des Causeuses. J’ai inscrit la présentation du livre collectif autour de l’œuvre de Marie-Ange Sebasti dans la programmation et je m’apprête à lancer un appel à textes sur le thème Grâce à qui ? Si ça t’inspire, je serais heureuse de réceptionner un texte de toi.
Je termine (provisoirement) sur un poème de Roger DEXTRE, poète et philosophe ami qui vient de nous quitter. Je viens de créer un Site pour le célébrer. Voici le lien :
https://la_cause_des_causeuses.typepad.com/autour_de_loeuvre_de_roge/
Tu vois dans cette lettre , je t’en ai mis plein les oreilles avec mes liens... Mais je sais que tu absorbes vite... Je t’enverrai si tu le souhaites, les livres de Roger DEXTRE pour TdF . Il serait bon que son œuvre circule. Sa famille et les Associations dans lesquelles il a travaillé (Ateliers d'écriture jusqu'au bout de sa vie...) sont partie prenante.
LE LIVRE DU MONDE ENTIER
C’est un récit désorganisé.
A chaque jour la vérité
donne une lumière
et se reprend.
Le monde contient des éclats,
terres ensoleillées, flaques d’eau, crées,
les berges, les courants, les vents même,
le Rhône et la Saône,
les compose un instant
et tourne la page.
Il n’y a de mot
ni pour être
ni pour passer.
C’est l’histoire d’un baiser
échangé dans un tumulte
assourdissant. Une aventure,
heureux ensemble,
sans lendemain.
Comment suivre,
en garder l’émotion éternelle,
vous entendez,
ce qui n’arrive jamais à se tenir
purement au début ni au bout du monde
et chancelle en naissant.
Ce qui s’esquisse et disparaît
à mesure que j’y crois.
Roger DEXTRE, Le jour qui revient,
La rumeur libre éditions, 2021, p.78
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